Espace purement plastique, construction austere et depouillee, sobre contraste de la peinture noire sur fond blanc: c’est d’abord a la tradition tout intellectuelle de l’abstraction geometrique qu’on associera les tableaux d’Yvonne Lammerich. Comment ne pas penser a De Stijl devant les Modular Self Organization of Consciousness, ou ne pas voir quelque lointain avatar du suprematisme dans les parallelogrammes en apesanteur de Multivalence Emotive State 3? Mais ce jeu des ressemblances trouve vite sa limite. L’usage d’un vocabulaire abstrait n’equivaut nullement ici a la citation retrospective d’un style, mais correspond plutot a la pratique d’un langage toujours vivant. Ne serait-ce que par l’equilibre subtil entre ordre et chaos qu’elle met en forme, cette peinture s’inscrit dans une episteme toute contemporaine – une speculation sur la structure de la conscience et de l’identite, qui s’alimente tant des sciences cognitives que de la reflexion philosophique. Si l’on pose avec Lammerich que la conscience est definie par sa plasticite et sa capacite d’autoreflexion (<<As a consciousness I exist at all points, but I must remake myself constantly. […] Consciousness equates, for me, with the awareness of that remaking.>> [Lettre de l’artiste a J. D. Campbell, in: J. D. Campbell, Painting by Dasein, Dusseldorf, Galerie Clara Maria Sels, 1992, p. 12]), on peut aborder ses peintures comme autant de representations de cette conscience et d’embrayeurs de la semiose qui la constitue en propre. Car c’est l’esprit meme du regardeur que les ambiguites spatiales de ces tableaux veulent mettre en mouvement, en l’incitant a s’engager dans toute une serie d’hypotheses perceptives et de reconstructions mentales de leur structure. De ces jeux, les oeuvres presentees l’automne dernier a la Galerie des arts visuels de l’Universite Laval (cinq peintures et une piece de verre realisees entre 1992 et 1995) permettaient d’apprecier la subtilite – d’autant que ces travaux recents se distinguent de la production anterieure de l’artiste par la quasielimination de la couleur, la palette etant reduite au blanc et a quatre teintes de noir.
La serie Modular Self Organization of Consciousness (dont trois tableaux etaient presentes, les numeros 8, 9 et 10) forme un ensemble de variations ou de petits rectangles sont distribues dans un pattern rappelant un mur de briques. Ce pattern, inscrit au centre de la toile en forme de losange, est dessine par un ensemble de lignes tracees au crayon; deux autres lignes se croisent a angle droit au centre du tableau pour diviser le plan pictural en quadrants. Ce systeme de traces, comparable a une esquisse laissee sur la toile, rend present au sein de l’oeuvre achevee le travail de conception du tableau, tout en en revelant la charpente au spectateur. Une telle partition de la toile et la projection d’un pattern sur le plan pictural rappellent evidemment la notion de grille, analysee par R. Krauss comme structure archetypale du modernisme.
Mais l’organisation rationnelle et l’orthogonalite qui paraissent a premiere vue regir ces tableaux ne s’affirment que pour etre contredites et destabilisees par tout un ensemble de tensions visuelles. Dans M.O.S.C. 8, par exemple, l’orientation des <<briques>> diverge d’un quadrant a l’autre, comme si on avait fait tourner chaque section de mur autour du centre du tableau; dans les autres peintures, la distribution inegale et le format irregulier des briques introduisent un certain arbitraire qui affecte la stabilite du pattern. Ainsi, le fait visuel premier, dans l’observation de ces peintures, c’est moins la perception d’un ordre sous-jacent que celle de l’entropie qui le perturbe – mieux, c’est la perception simultanee des deux, en une gestalt ou le desequilibre apparait sur fond d’un ordre prealable, comme si ces images etaient produites par des jeux de caches et de rotations. Regarder ces tableaux, c’est donc deja commencer a interpreter leur structure, c’est tenter de motiver leurs decalages et leurs iregularites en postulant une serie d’operations qui expliquent l’ecart de l’actuelle configuration par rapport a un etat anterieur presume. Interpretes a la lumiere du titre de la serie, ces effects de desequilibre, de diffraction, de discontinuite depeignent une conscience qui n’existe qu’en tant qu’elle se reorganise perpetuellement.
On ne saurait ainsi reduire les <<briques>> des M.O.S.C. aux simples unites modulaires d’un systeme rigide: elles en subvertissent la regle et en brouillent la lisibilite. Autonomie du plastique par rapport a l’ideel, donc, que semble confirmer la materialite affirmee de la peinture noire, appliquee en depots epais et textures qui retiennent le regard sur leurs asperites. Dans ces travaux recents de Lammerich, la grille de construction sert moins a thematiser la planeite litterale du tableau qu’a suggerer des surfaces qui se juxtaposent et se croisent dans l’espace selon des axes multiples, produisant ainsi l’illusion d’un espace tridimensionnel. Avec Multiple Time Space Zone, cet effet s’accentue jusqu’a induire un cinetisme implicite: les losanges irradiant du centre du tableau sont lus comme des carres deformes par quelque traction exercee sur la surface, comme si la peinture representait le froissement d’un tissu.
Dans Multivalence Emotive State 3, les formes tronquees semblent a la fois traduire un mouvement d’expansion et un systeme de superpositions et d’intersections. Ce tableau de grand format est sans conteste la piece maitresse de l’exposition: il condense et relance les enjeux du travail de Lammerich. Les carres et les losanges qui parsement le plan pictural selon des vecteurs multiples rendent d’autant plus difficile la reconnaissance d’un pattern-gestalt. L’eparpillement plus aleatoire des elements suggere une entropie accrue, un ordre qui s’estompe. Si le quadrillage des M.O.S.C. suscitait une association naive avec la vue aerienne d’un plan urbain, la dissemination centrifuge de Multivalence Emotive State evoque des representations moins naturalistes, plus allusives: diagramme de propagation de particules, ou configuration semblable aux generations d’automates cellulaires, tel le Jeu de la vie du mathematicien anglais John Conway. Il emane du tableau une tension singuliere, qui resulte du contraste entre le decoupage hardedge des formes, lequel suggere des regles rigoureuses d’agencement, et le caractere apparemment impromptu de leur dissemination. L’esprit de geometrie coexiste ici avec un effet troublant de spontaneite. Autre ambivalence signifiante: ces formes semblent flotter a la surface blanche de la toile comme dans une vaste etendue immaterielle, alors que la transparence et la franchise quasi rigoriste de l’execution accentuent la realite concrete du plan pictural.
L’application de ce vocabulaire formel a une piece installative, Glasswork (Aleph), est moins heureuse. L’economie et la densite qui font la qualite du travail de Lammerich sont ici diluees par la teneur decorative de l’oeuvre, due semble-t-il a l’etalement sequentiel de la composition et au materiau utilise, une serie de panneaux de verre. Alors que les tableaux de la peintre entrainent le spectateur a une vision approfondie et a une attention soutenue, la presence du Glasswork verse plutot dans l’ornemental. En depit (ou peut-etre a cause) du jeu d’ombres et de transparence qu’elle etablit avec le mur devant lequel la piece est placee, la configuration poncee sur le verre apparait comme accessoire par rapport a la presence du materiau lui-meme (le verre est un materiau fortement connote par son integration architecturale, et il oriente peut-etre en ce sens la disposition du spectateur).
Mais cet essai du cote de l’installation demontre par contraste toute la pertinence de l’oeuvre picturale d’Yvonne Lammerich. Tout en incarnant une recherche eminemment cerebrale, ses tableaux s’imposent par leur plenitude sensible et leur spatialite harmonieuse et sereine. Au necessaire effort d’intellection qu’elle exige, la peinture de Lammerich associe toujours ce qu’il faudrait bein appeler – autre pole definiteur de l’oeuvre d’art, du reste – le plaisir du percept.